Napoléon, le roman de Ridley Scott

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Napoléon se bouche les oreilles lors de la bataille des Pyramides. On fait de même avec les yeux pour ne pas voir le monument égyptien démoli à coup de canon. (Crédits : capture d'écran heraldo.es)

Le film événement sur l’empereur des Français est à peine sorti dans les salles obscures de son pays, qu’il fait déjà couler beaucoup d’encre. Si on s’attendait à voir autre chose qu’un biopic, ce long métrage prend tout de même trop de liberté avec l’histoire.

« Quel roman que ma vie. » Tout comme la célèbre formule qu’Emmanuel de Las Cases attribue à Napoléon dans le Mémorial de Sainte-Hélène, une bonne partie du récit cinématographique que Ridley Scott consacre à l’Empereur est faux. Des pyramides pilonnées sans vergogne au canon, aux moustaches franchouillardes du maréchal Ney, le film collectionne les erreurs. Mais le réalisateur britannique nous avait prévenus : cet énième long-métrage sur le grand vaincu de Waterloo n’est ni un biopic, ni un film historique[1]. D’ailleurs, la bande-annonce est déjà truffée d’incohérences : les pyramides de Gizeh pilonnées au canon ou encore les Austro-Russes copieusement arrosés de boulets sur un étang gelé [2], lors de la bataille d’Austerlitz. Dans son nouveau chef-d’œuvre, Scott a souhaité s’intéresser à la psychologie du personnage, à ses faiblesses, incarnées par Joséphine. Si l’angle est plutôt bien respecté, la romance de Napoléon avec son Antillaise prend des proportions grotesques.

Joséphine et après rien

Ainsi, le général Bonaparte quitte l’Égypte, en août 1799, pour déloger le malotru qui occupe la couche de Joséphine en son absence. Comme s’il ne savait pas depuis la campagne d’Italie que son épouse avait des amants. Bien que Ridley Scott assure, dans Le Figaro, que l’adultère est la cause du retour en France du général prodige, on sait très bien que, voyant le Directoire en difficulté face aux menaces extérieures et intérieures, il a laissé le commandement des troupes françaises en Égypte à Kléber pour se rapprocher du pouvoir. Ce n’est pas le seul événement majeur qui soit expliqué, dans le film, par l’inconduite de Joséphine. En 1815, Napoléon, en exil sur l’Ile d’Elbe, prépare son retour sur le continent. Ce n’est pas à cause de l’impopularité du roi Louis XVIII, mais c’est Joséphine, alias Vanessa Kirby,
qui fait encore des siennes (rappelons toutefois qu’elle est décédée en mai 1814) : elle a accueilli le tsar Alexandre au château de Malmaison[3], et l’Empereur déchu se croit cocu en avisant une caricature de cette rencontre dans un journal. Joséphine et après rien. Où est le sens politique de Napoléon ? Le coup d’État du 18 brumaire est réduit à un coup de chance : si Sieyès n’avait pas proposé au jeune général de se joindre au complot contre le Directoire, jamais, il n’aurait pensé à briguer le pouvoir, alors qu’il pensait déjà à ça depuis le soir de la bataille de Lodi[4], trois ans auparavant… Le spectateur sort du cinéma avec une vision erronée de la personnalité de l’Empereur.

Napoléon : un portrait brouillon

Où est passé le Corse ? Le Napoléon campé par Joachim Phoenix est terne et atone, alors que l’homme était doté d’un sourire charmeur et d’un regard particulièrement vif, selon son secrétaire Bourrienne. À presque cinquante ans, l’acteur américain ressemble davantage au prisonnier de Sainte-Hélène qu’au jeune officier qui monte à l’assaut des murs de Toulon. Le personnage voulu par Ridley Scott est le portrait craché des caricatures anglaises de l’époque. Celles-ci, en plus de le grimer en nabot, le représentaient paresseux, lâche, mal dégrossi et sournois. Cette représentation surannée est particulièrement visible lors de l’épisode du 18 brumaire, où Napoléon, lardé de coups de poing, s’effondre dans les escaliers et marche à quatre pattes, comme un enfant perdu, pour rejoindre ses troupes et son frère Lucien[5]. Comment ce Napoléon aurait-il pu, par sa seule présence, donner du courage aux fantassins d’Arcole, d’Iéna, de Wagram et de la Moskova ? Comment un homme aussi renfrogné, aussi peu envoutant, aurait-il pu pacifier la France et réformer durablement ses institutions ? Non, Joaquin Phoenix n’a pas été impérial dans son rôle. Albert Dieudonné, Pierre Mondi ou encore Christian Clavier ont donné avant lui un meilleur aperçu du grand homme.

Grave erreur de Ridley Scott

Décidément, Ridley Scott a décidé de se fâcher avec les historiens. Car si le réalisateur britannique avait le droit de ne pas évoquer le Napoléon réformateur, l’homme du Code Civil, il reprend le portrait noir de l’Empereur des Français, dressé à partir de 1813 et des grandes défaites de la Grande Armée. Il est présenté alors comme le « dévoreur de la jeunesse ». À la fin du film, Ridley Scott distille une série de batailles qui se sont déroulées sous la Révolution et l’Empire. Il présente également le nombre de tués lors de chaque affrontement.
Ainsi, selon le réalisateur, 72 000 soldats de Napoléon auraient été envoyés ad patres lors de la bataille de la Moskova (ou Borodino). Absurde, car cela représenterait quasiment la moitié des effectifs engagés. Le réalisateur de Gladiator fait également l’addition de ces années de boucherie. Selon lui, 3 millions de soldats français seraient morts durant les guerres napoléoniennes. Impossible : seulement 2,2 millions d’hommes sont passés sous les drapeaux entre 1800 et 1815. Les historiens sont unanimes pour affirmer qu’en quinze ans de guerre, entre 800 000 et 1 000 000 de soldats français ont péri sur ou en dehors des champs de batailles[6]. Ce Napoléon romancé de Ridley Scott fait la part belle aux idées reçues et relativise la portée du legs napoléonien. Il ne serait après tout qu’un conquérant dénué de bon sens politique, colérique, rustre et amoureux transi de Joséphine. N’en déplaise au réalisateur britannique, Napoléon n’a rien d’un Hitler, d’un Staline ou d’un quelconque autre dictateur honni de l’humanité[7].

Rémi Girardet

[1] Le réalisateur britannique a répondu au Times : « Vous voulez vraiment que je réponde ? Il ne vaut mieux pas, je vais être grossier ! Je n’ai pas besoin d’historiens pour rendre mon Napoléon épique. »
[2]Cet épisode est mineur dans la bataille d’Austerlitz : une dizaine de soldats, tout au plus, sont morts noyés dans l’étang de Satschan. Les combats les plus féroces se sont déroulés sur le plateau de Pratzen.
[3]La rencontre a bien eu lieu en avril 1814.
[4]« Après Lodi, je ne me regardai plus comme un simple général, mais comme un homme appelé à influer sur le sort d’un peuple. Il me vint à l’idée que je pourrais bien devenir un acteur décisif sur notre scène politique. Alors naquit la première étincelle de la haute ambition », affirmera-t-il plus tard.

[5]Le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), les conspirateurs (Sieyès, Ducos et Bonaparte) ont obtenu que les deux assemblées du Directoire se réunissent au château de Saint-Cloud, sous prétexte d’une menace pesant sur le régime. C’est le lendemain que se joue le coup d’État.
[6] Ces chiffres ont été appuyés par les études sur la démographie historique de Jacques Houdaille (« Pertes de l’armée de terre sous le Premier Empire, d’après les registres matricules », in Populations, 1972, 27-1, p. 27-50).
[7] « Je compare [Napoléon] à Alexandre le Grand, Adolf Hitler, Staline. Regardez, il a beaucoup d’emmerdes à son actif », a déclaré Scott dans une interview accordée au magazine Empire. Ce à quoi Thierry Lentz s’est empressé de répondre : « Napoléon n’a détruit ni la France ni l’Europe. Son héritage a ensuite été célébré, adopté et développé. »