Cours à la fac : négligence artificielle

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©Coline Jassaud / Fac de lettres UCA

À Carlone, l’IA n’est plus un outil : c’est un réflexe. Dans les amphis, l’IA retranscrit, reformule. Elle promet l’efficacité, mais siphonne peu à peu ce qu’il reste de la réflexion.

La cloche sonne, les écrans s’allument. ChatGPT aussi. Dans l’amphi 84 à la fac de lettres Carlone, il s’invite dans les conversations comme dans la barre de recherche. 8h00 : le cours commence. Une centaine d’étudiants appuient à l’unisson sur
le bouton rouge du dictaphone. Le ballet numérique soustrait l’attention de l’équation. Cinq secondes plus tard, beaucoup ont déjà perdu le fil, les yeux braqués sur une série Netflix. Les écrans ? Les étudiants y sont habitués : « Tu m’enverras ton cours ? » entend-on quelque part au fond. « Je t’enverrai mes fiches ChatGPT », rétorque-t-on aussitôt. Au milieu des rangées, Léa Bernati, 20 ans, branche son téléphone à une petite batterie externe, pose discrètement un micro devant elle puis ouvre une application de retranscription. « Si je note à la main, je perds tout. L’IA fait ça mieux que moi », murmure-t-elle. Le cours déroule, elle ne lève presque jamais les yeux. Sa machine écoute à sa place.

©Coline Jassaud / Callista Adjalopis, étudiante LEA

L’outil devient béquille

« Ça m’aide à tout reformuler ». À Nice, les étudiants ont intégré l’intelligence artificielle dans leur quotidien. Ici, dans les amphis bondés où se mélangent psycho, lettres et sciences du langage, l’IA n’est plus un gadget : c’est une béquille. Une béquille indispensable. « L’IA structure ma vie pro comme perso », continue Noé Umeya, étudiant en archéologie. Sur l’écran de Léa, les mots fusent. L’application ponctue, corrige, reformule parfois. « Je l’utilise souvent pour des traductions. L’IA me donne du vocabulaire et ça me permet d’avancer plus vite, sans attendre », glisse-t-elle sans gêne, toujours sans quitter l’écran. Aller voir le prof ? Certainement pas. Le temps se gagne, mais le contact se perd. « Si on envoie un mail, on nous répond deux jours après. Avec l’IA, c’est rapide », ajoute Salma Ranim.

Juste à côté, Noé ouvre un autre onglet. Autour d’eux, quelques ordinateurs affichent les mêmes fenêtres. Les doigts s’agitent sur les claviers, les pupilles aussi. « Explique-moi simplement la théorie freudienne sur l’hystérie », « Résume-moi ce paragraphe en cinq lignes ». Réduire, analyser, résumer, expliquer. Les tâches se répètent, comme le cours qui continue sans eux. Pour Callista Adjalopis, cette dépendance s’est installée progressivement : « En première année, je notais tout. Mais je n’arrivais plus à relire ou à me concentrer. Maintenant, l’IA me fait des fiches en trois minutes, et je peux être focus sur l’essentiel » Ces mots sonnent comme une évidence. En sortant de l’amphi, elle envoie aussitôt la transcription complète du cours sur un groupe WhatsApp : « L2 – Psycho – Freud ». Les téléphones vibrent en cascade. Un sourire se dessine sur plusieurs visages, soulagés : le travail est déjà fait.

Victimes collatérales

En contrebas, le professeur élève la voix, la baisse quand il se lasse. Par moments, il marque une pause, regarde l’amphi, soupire. Fatigué. Épuisé. Épuisé parce que ses paroles ne touchent plus. Certains étudiants le regardent encore : leurs cahiers restent ouverts, mais leurs mains ne bougent plus. « Cette année, on nous donne des cours d’IA. Certains profs voient ça d’un bon oeil, mais restent méfiants. D’autres sont complètement fermés », souligne Noé. 9h30. Le prochain cours commence. Les portes claquent, les sacs se posent. Les étudiants s’endorment, les IA se réveillent. Une seule victime est à déplorer : la réflexion. À peine assis, quelques-uns allument leur application de transcription, comme un réflexe. La scène se répète, imperturbable. Dans les amphithéâtres saturés, la question ne porte plus sur l’usage de l’IA. On se demande ce qu’elle remplace, lentement mais sûrement : l’effort, le doute, la compréhension, le geste de lever la main pour dire « je ne comprends pas ». Les étudiants gagnent du temps, beaucoup même. Mais… perdent-ils plus que quelques minutes ?

Coline Jassaud